Loupiotte

Loupiotte, mon étoile de tête

Loupiotte est la fille de Jinka, née d’une portée que nous n’avions pas vraiment prévue mais parfois, la nature décide pour nous.
Elle est arrivée juste après Kumiak, en sixième position dans l’ordre de la meute.
Une petite boule de nerfs et de volonté, un vrai leader en devenir. « Will to go », comme on dit dans le jargon.
C’est ce que je voyais dans ses yeux dès le début.

Nous étions alors en vacances à Bourg d’Oisans, en Isère. Un jeune homme très sportif s’était montré intéressé par la petite.
Il semblait sincère, promettait de bien s’en occuper.
Et même si le cœur se serrait déjà à l’idée de s’en séparer, nous avions décidé de la placer.
Avec Kumiak encore tout jeune, nous ne pensions pas agrandir la meute si vite.
Je suis donc allée remettre Loupiotte à son nouveau propriétaire confiante, mais un peu inquiète malgré tout.

Je lui avais dit que je restais dans la région toute la semaine, prête à intervenir au moindre souci.
Mais très vite, mes doutes ont pris racine. Chaque jour, un nouvel incident.
Un jour, il m’annonce que Loupiotte est tombée dans la rivière
— en plein hiver, à seulement deux mois. Le lendemain, elle toussait.
Et le surlendemain, elle était attachée sous une table dans un café, car des clients voulaient la racheter.
C’en était trop. Avec mon ami musher, nous avons foncé la récupérer.

Loupiotte réintégra aussitôt notre tribu. Mon cœur saignait de lui avoir fait vivre ce début de vie,
mais il était aussi rempli de joie de la retrouver.
Elle a grandi entourée de sa mère Jinka, avec qui elle entretenait un lien unique.
À la moindre blessure, Jinka accourait, tremblante, pour la lécher, jouer avec elle, la rassurer.
Leur complicité était bouleversante. Avec les années, elles se sont éloignées du reste de la meute.
Trop de conflits entre femelles, deux lignées, deux mondes.
Alors, elles vécurent ensemble, parfois rejointes par quelques mâles, mais toujours en duo, inséparables.

Loupiotte, toute petite déjà, était brillante. Dotée d’un mental en acier.
Elle hurlait comme si on l’égorgeait à chaque départ — impossible de la manquer.
C’est elle qui est devenue notre chienne de tête, celle qui connaissait par cœur les directions, les demi-tours.
Quelle joie c’était de travailler avec elle ! Même après 30 kilomètres, elle voulait repartir.
Je me suis souvent demandé si elle connaîtrait un jour l’épuisement.
Et ce jour-là est arrivé. Trop tôt.

En décembre 2001, lors de la fugue de Jinka, Loupiotte a suivi sa mère.
Je revois encore cette image ma chienne étendue sur le bitume, inerte, mais vivante, me regardant de ses yeux si doux.
Le diagnostic était accablant : vertèbre fracturée, queue brisée, hanche luxée, muscles des omoplates arrachés.
Mon vétérinaire n’avait jamais vu ça.

Elle a été opérée. Longtemps, elle n’a été qu’un corps douloureux, immobile.
Mais petit à petit, son dos s’est ressoudé. À chaque fois qu’elle se couchait, ses vertèbres claquaient.
J’ai marché chaque matin avec elle, 40 minutes de rééducation. Elle a retrouvé l’usage de sa patte arrière.
Quand je la voyais avancer dans la neige, plus vite que les autres, je l’appelais mon « chameau »,
avec ses deux bosses impressionnantes sur le dos. Elle avait six ans, mais en paraissait quinze.

Son corps était blessé, mais son mental, lui, n’avait pas changé. Elle voulait toujours courir, jouer, hurler.
Comment expliquer à son chien de tête qu’il ne peut plus courir ? À chaque bruit de laisse, elle se dressait, prête.
Il fallait veiller sur elle, l’empêcher de sauter du canapé, comme avant.

J’ai beaucoup réfléchi. Ce qu’elle vivait me faisait penser à nous, humains : le corps qui ne suit plus, mais l’âme restée jeune.
Alors j’ai choisi de l’emmener encore avec nous, d’honorer ce qu’elle avait été. J’ai adapté un sac, pour l’installer à mes côtés lors des entraînements. Elle n’était plus en tête, mais elle avait le vent dans la truffe, les odeurs des forêts, et la vue sur les culs de ses cousins qui galopaient devant. Une reine dans son carrosse.

Quand j’ai quitté les Vosges en 2005, j’ai confié Loupiotte à Franck, mon ex-mari.
C’était plus simple ainsi. Elle s’entendait mal avec les autres femelles que j’emmenais avec moi à Lyon,
mais elle était douce, calme, incapable de fuguer depuis son accident. Franck l’aimait et elle, elle l’aimait aussi.

Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles. J’ai contacté la Centrale Canine, en vain. Aucun fichier à jour, aucun enregistrement.
Je ne sais ni le jour ni l’année de sa mort. Mais j’espère de tout cœur qu’elle a eu une belle fin de vie.
J’en suis presque sûre. Aujourd’hui encore, dans mon quotidien, je prononce souvent son nom.
Loupiotte. Ma petite Piapia. Elle est toujours là, quelque part en moi, dans ce sillage tendre et douloureux que laissent les vrais compagnons.
Elle a retrouvé ses forces, j’en suis convaincue, et continue de veiller sur nous comme une étoile dans le ciel blanc.