

JUILLET 1994 A OCTOBRE 2009
Jessie, la louve au cœur doux
Jessie est arrivée dans ma vie comme un cadeau.
Une surprise offerte par Vanessa — ma petite compagne d’aventures d’alors, qui m’accompagnait sur mes premières courses de chiens de traîneau. Un cadeau inattendu, bouleversant.
Elle avait cette beauté sauvage, cette gentillesse désarmante, cette douceur cachée sous l’écorce d’une indépendance farouche.
Elle n’avait que quatre mois. Mon quatrième chien.
Un couple d’amis me l’avait confiée, tout droit sortie d’un élevage connu, mais impersonnel.
Là-bas, trop de chiots, trop de chiens, pas assez de mains.
Jessie vivait dans un chenil, avec pour seul contact humain l’heure de la gamelle.
Il n’y avait que moi qui pouvais l’approcher — et encore…
Il m’a fallu deux mois pour gagner sa confiance. Deux mois de patience, de silence partagé, de regards évités, de gestes retenus.
Avec les hommes, c’était pire encore. Une méfiance viscérale.
Dans la meute, Jessie restait à l’écart.
Tranquille, effacée, sans histoire.
Mais elle portait dans ses yeux l’amour d’un seul être : Inook, le chef de meute.
Elle l’aimait. Il l’aimait. Et tous ses chiots devinrent ses compagnons de jeux.
Je l’ai souvent dit, en souriant :
« Donnez-m’en quarante comme elle, et je les prends tous ! »
À l’attelage, dans la maison, parmi les autres… Jessie était un bonheur de chien.
Nous avions rêvé de cette union avec Inook.
Deux caractères en or, deux âmes nordiques, deux lignées robustes.
Et dès toute petite, Inook l’avait dans la peau.
Je me souviens de ce jour — le jour de la saillie…
On les avait enfermés dans le parc. Jessie bondissait comme une biche
du toit de la niche sur le dos d’Inook.
Elle le provoquait, puis repartait en courant.
Il en devenait fou…
Une parade nuptiale digne des loups : noble, fière, libre.
Un jeu amoureux qui dura une heure entière, avant l’étreinte.
Après cela, Jessie ne cessait de « causer », de se rouler sur le dos, folle de joie.
Depuis ce jour, ils furent l’un pour l’autre ce que le soleil est pour la terre.
De cette union sont nés Mytook, Quézac et Mytika.
Puis, d’un autre mâle, sont venus Nanook et Mogwai.
Jessie devint la mère par excellence.
Mais aussi la complice, la joyeuse, la préférée de la meute.
Quand on ouvrait le parc, tout le monde filait droit vers elle :
la « Madone des Nordiques ».
À l’heure de la gamelle, c’était la fête autour d’elle :
on lui tirait la queue, on la mordillait aux pattes, aux oreilles…
Mytook, son fils adoré, lui hurlait dans les oreilles comme un louveteau.
Un vrai spectacle ! Une scène de bonheur pur.
J’avais une meute homogène, douce, équilibrée.
Je séparais Jessie et ses enfants de Jinka et Loupiotte, une autre fratrie,
car ces deux clans ne pouvaient se tolérer.
Et pour cause…
Jinka avait été saillie par Inook — sans mon accord.
Inook, le cow-boy le plus rapide de l’Ouest…
Et l’amour de Jessie.
Depuis ce jour, une guerre sourde s’était installée entre les deux mères, et leurs filles respectives.
Jessie, elle, gardait toujours son calme.
Grande joueuse, mais solitaire, elle observait la meute du coin de l’œil, comme elle nous regardait, de loin, à table.
Tandis que les autres mendiaient des restes, elle restait à l’écart, indifférente, presque fière.
C’était une chienne que j’adorais.

Octobre 2010.
Jessie est morte à 16 ans.
Je pense qu’elle a eu une belle vie.
J’ai tout fait pour cela.
Elle nous a donné des bébés merveilleux — qui l’adoraient.
Inook la choyait comme une reine.
Et moi, je l’aimais profondément.
Il était évident qu’elle me suivrait au bout du monde.
C’est ce qu’elle a fait.
Quand j’ai quitté les Vosges, elle était la plus âgée. Les autres, dont son cher Inook, étaient déjà partis.
Je ne voulais pas la séparer de Quézac, sa fille. Elles jouaient sans cesse ensemble.
Mais il a fallu faire des choix stratégiques.
Quézac s’entendait bien avec Kumiak,
Mytika, elle, ne supportait aucun chien en dehors de sa propre fratrie.
Alors, pour le départ vers Lyon, Jessie me suiva avec Mytika — puis, plus tard, avec son fils Mytook, son adoré. C’est le même mois, six ans après la mort d’Inook, que Jessie s’est éteinte.
Son cœur, si fragile, a fini par lâcher. Mais jusqu’à son dernier souffle, elle a gardé dans ses yeux la même lumière que le premier jour — cette douceur farouche, cette jeunesse éternelle.
Encore un chagrin immense. Encore des larmes, des sanglots étouffés dans le pelage de Mytook.
Je fis venir un photographe pour graver ces derniers instants, ces regards, ces liens.
Jessie.
La louve silencieuse.
La mère joyeuse.
La compagne libre. Tu m’as tant donné.
Et même après toi, je t’entends encore causer dans le vent.
